Zo vrij als een vogel in de lucht!
(schilderijtje op doek van Liza LEYLA)
Ik koos deze tekst (citaten) van Jean Baudet, filosoof en wetenschapper, voor de vrouwendag op 8 maart 2021 omdat hij een goede filosofische benadering geeft van de queeste van de dichter. In de huidige contekst van lockdown, vind ik dat het woord "désenfermemt" - in het Nederlands "ontgrendeling" - goed past daar we onze vrijheid sterk beginnen te missen. Het is ook zo dat de pandemische herstructurering vele mensen tot armoede brengt. Ik vind het spijtig dat de filosofen Leopold Flam en Hubert Dethier reeds Moeder Aarde hebben verlaten. Een fijne analyse en maatschappijkritiek zou ons misschien hebben wakker geschud uit deze nachtmerrie. Ik dank filosoof Jean Baudet voor deze mooie tekst betreffende mijn filosofische queeste via het smalle weggetje.
JEAN C. BAUDET, docteur de l’Université de Paris-VI,
administrateur de l’Association des Ecrivains Belges, blog : jeanbaudet.over-blog.com
JIl y a, en Belgique francophone, 721 + x poètes vivants. La valeur de x ? Je ne sais pas.
Pourquoi alors, parmi ces 721 poètes et plus, en choisir une ? Et l’étudier à la lumière des nouvelles idées de « poétologie » du Libanais Jad Hatem1, à l’aide de quelques considérations personnelles sur l’application de la phénoménologie à l’analyse de la démarche poétique2, et sans oublier les méthodes désormais « classiques » de la psychocritique3. Faut-il répondre ? A-t-on demandé à Sartre pourquoi il a consacré tout un livre à Baudelaire, alors qu’il aurait pu s’intéresser à Félix Arvers, à Armand Sully Prudhomme, ou à Emile Verhaeren ?...
J’ai donc choisi de parler de la vie et de l’œuvre de Liza Leyla.
...
Si l’on veut mettre en œuvre, pour comprendre le travail poétique de Liza Leyla, les récentes idées du philosophe Jad Hatem déjà cité, il convient de rechercher, pour reprendre les termes mêmes du Libanais, l’Acte poétique et le Je poétal, les deux éléments qui formeraient l’objet d’investigation de la « poétique transcendantale ». Celle-ci complète la « poésique transcendantale », qui consiste à rechercher et à analyser les poèses. La poétique et la poésique forment les deux volets de la poétologie d’Hatem.
Par poèse, Hatem désigne, comme il dit, « l’a priori de tout poème », son contenu déterminé, virtuel de l’acte poétique. Bref, et dit de manière plus brutale, les matériaux rassemblés et travaillés par l’acte poïétique (pour faire référence à l’étymologie grecque, où le verbe poïein signifie produire ou, mieux, créer). Les premières poèses de Liza Leyla sont clairement les couleurs (le mot chromatique est déjà dans le titre), le départ (voir le début du récit A travers les Appalaches) et le voyage. Poèses éternelles, il est vrai. Souvenons-nous des voyages d’un certain Ulysse, mais qui lui, plutôt que d’espérer une terre nouvelle, revient dans sa patrie, vivre entre ses parents le reste de son âge.
Il est déjà clair, en 1992, cela se confirmera dans les recueils postérieurs, que le Je poétal est Liza et non Eliza, le choix d’un pseudonyme par élimination de l’initiale (le commencement, la naissance…) indiquant clairement, ce me semble, que la femme devenant poète veut faire table rase de son début, de sa naissance, de sa famille, de ses « racines », pour former la table neuve (la Terre neuve) de ses aspirations éthiques et esthétiques. Citons Hatem : L’acte poétique œuvre principiellement par un affect, sous-jacent à toutes les tonalités (les couleurs, chez Leyla) qui, ontiquement, ont pu déterminer la prise de plume. Il convient de distinguer deux émotions, celle de l’ego et celle du soi.
Quant à cet acte poétique, c’est bien de « partir » qu’il s’agit, sur un chemin interdit, ou du moins déconseillé, par l’entourage familial et social, un chemin qui deviendra, pour Liza Leyla, une voie, la voie d’Éros. C’est le titre de son sixième recueil, qui paraît en 2001. Nous en extrayons ces beaux vers, d’une admirable intensité :
Son esthétique ravageante
Croisa le rêve diabolique
Des Séquestrés du Savoir Suprême
Arpentant la Voie D’Éros.
Partir, se séparer de son milieu naturel, c’est certainement l’acte poétique et la « métaphore obsédante » de Liza Leyla. On trouve l’idée chez Léopold Flam, un de ses maîtres. A propos de la doctrine de Spinoza, pour qui, rappelle le professeur de la VUB, la pensée libre et la philosophie sont une seule et même chose, Flam nous dit qu’il faut se libérer de toute Volksverbundenheit (liaison sociale) 4. Plus loin, il précise : La philosophie et la prise de conscience philosophique trouvent leur origine dans un homme qui s’éloigne de la masse et de l’opinion publique (…) La recherche de la vérité a un caractère d’opposition aux conventions de la Cité5.
Leyla a retenu cette grande leçon.
Le « désenfermement »
Les Tentacules du Moloch, paru en 1994, ... emmène le lecteur successivement dans deux vies, celle de la petite Chloris, puis celle d’un comptable morne, amoureux d’Ahlam. Deux récits, deux visions – ou, mieux, deux « vécus » – de ce que son préfacier, Hubert Dethier, appelle « le désordre du monde ». Belle préface, au fait, où l’auteur reconnaît à quel point Liza Leyla peut « faire luire les choses », et qui a bien raison d’évoquer Heidegger pour signaler sa capacité de poète authentique de « dire les signes des dieux ».
J’ajoute, selon une analyse phonologique et sémiotique conforme à l’esprit de la psychocritique (il n’y a pas de hasard dans les choix d’un poète), que Chloris me fait penser à « clore » et que Ahlam me fait irrésistiblement songer à « à la maison ». D’autres éléments du livre suggèrent cette idée de la maison close, de l’enfermement domiciliaire, comme le pensionnat, ou comme les bidonvilles de Nevers. L’on trouve d’ailleurs déjà l’idée du voyage-échappatoire (échapper à la vie trop enclose d’une maison familiale) dans le beau récit poétique déjà cité, A travers les Appalaches.
Je dirai d’abord que Liza Leyla, à qui j’ai fait part de ma formule pour la résumer par une étiquette (sachant bien, par ailleurs, ce que les étiquettes ont de réducteur, mais elles sont efficaces comme les slogans, hélas), m’a assuré qu’elle se retrouvait parfaitement dans ce terme, ou néo-terme, si l’on veut. Et il faut s’en remettre, en matière de mots, à la décision du poète. J’ajouterai qu’il n’y a aucune, mais alors absolument aucune, raison de limiter la langue française aux seules listes des dictionnaires. ... Il faut se libérer des dictionnaires ! Jean-Marie Klinkenberg, qui enseigne la linguistique à l’Université de Liège, a fort justement fait remarquer, dans un livre récent6, que le Belge est quelqu’un pour qui la langue est une religion monothéiste, dont le livre sacré est LE dictionnaire…
Philosophe ou poète ?
Par ses mots, Liza Leyla nous convie à une quête (un voyage « initiatique », si l’on veut) qui est peut-être autant philosophique que poétique, si la distinction a du sens. Car nous l’avons dit récemment7 : La question devient alors de savoir s’il y a, dans l’utilisation du langage par le philosophe et dans l’exploitation du langage par le poète, dans ces deux démarches ou aventures vers une vérité à dire, à exprimer en mots, une réelle différence, une différence radicale.
Et l’un de ces mots – un nom « propre » – est ici, nous l’avons noté, particulièrement significatif des choix de Leyla : Ahlam. L’âme, non bien sûr dans le sens religieux que lui prêtent les animistes de toutes sortes, mais dans le sens ontologique du profond de chaque être humain. Et nous pouvons citer à nouveau Jad Hatem8, dont la remarque convient si bien au travail de la poète flamande qui décrit son âme en français : Dans la poésie, c’est bien l’âme qui parle. Mais à la différence du logos de l’affect, celui de la poésie s’expose dans la signifiance.
Je peux aller encore plus loin dans l’analyse psychocritique. En arabe, Ahlam veut dire « rêve ». L’âme ne serait donc qu’un rêve. La vraie vie est ici-bas. Et le bonheur aussi, malheureusement réservé à quelques happy few (l’expression qu’affectionnait Stendhal, un des auteurs favoris de Leyla), ceux qui ont pu échapper aux tentacules du Moloch, quelque part sans doute sur la voie d’Éros. Ceux qui ont réussi leur « désenfermement ».
1 J. Hatem : Phénoménologie de la création poétique, L’Harmattan, Paris, 2008.
2 J.C. Baudet : Une philosophie de la poésie, L’Harmattan, Paris, 2006.
3 M. Rainkin : L’inconscient à l’œuvre. Que peut la psychanalyse de la littérature ?, Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1987. Faut-il rappeler que le terme « psychocritique » a été forgé par le Français Charles Mauron (1899-1966), à qui l’on doit notamment Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, J. Corti, Paris, 1963.
4 L. Flam : Passé et avenir de la philosophie, Université libre de Bruxelles, 1970, p. 11.
5 L. Flam : op. cit., p. 31.
6 J.M. Klinkenberg : Petites mythologies belges, Labor, Bruxelles, 2003, p. 51.
7 J.C. Baudet : op. cit., 2006, p. 150. Voir aussi, du même : « Science et poésie », Revue Générale 142(2) : 43-52, 2007.
8 J. Hatem : op. cit., 2008, p. 15.